mardi 15 octobre 2013

Le reporting opérationnel, échange entre DAF et métier

Le directeur financier est dorénavant plus vu comme un partenaire des directions opérationnelles qu’un spécialiste de la seule finance d’entreprise ; à cet égard il prend souvent en charge les tableaux de bord à destination du métier ce afin de doter les décideurs d’outils de pilotage adaptés à la mesure de la performance.
Le présent article vise à esquisser les évolutions du reporting opérationnel, de sa mission originale à son rôle dans le renforcement du rôle du directeur financier dans l’entreprise. Et ce reporting opérationnel devient de facto la zone d’échange entre le directeur financier et le métier.

Avant il y avait le reporting financier, défini comme est un système de diagnostic permettant une photographie de l’entreprise, exhaustive et stable dans le temps, pour procéder à des analyses comparables d’une période à une autre. Depuis, ce reporting s’est vu décliné sur les opérations pour en mesurer la performance afin de mieux la piloter.




Ce qui a motivé ce passage d’un reporting purement financier à sa déclinaison opérationnelle c’est que la dureté et la durée de la crise économique ont amené les décideurs à ne plus envisager le pilotage de la performance de l’entreprise par les seuls coûts mais à mesurer également d’autres variables telles que la satisfaction client, la fidélité des collaborateurs à leur employeur, la qualité des produits et services. Il s’est ensuivi un nouveau besoin d’informations plus variées, issues de sources diverses autres que la comptabilité analytique. Il fallait dépasser les enjeux classiques du contrôle budgétaire (plutôt axé sur les dépenses à l’origine) et ajouter aux ratios financiers des indicateurs opérationnels plus proches de la réalité du métier et du marché. Pour cela, l’entreprise, à travers son système d’informations, avait besoin d’outils flexibles et évolutifs, capables de collecter les données, de les retraiter et de les mettre en forme pour les analyser.
Dans sa mission, la fonction finance représentée par le directeur financier et son fer de lance le contrôle de gestion, a pour objectif de donner à la direction de l'entreprise les moyens d'optimiser la rentabilité de l'entreprise et de mettre en œuvre d’éventuelles mesures correctives, en regroupant, analysant et interprétant les performances prévues et réalisées. A cet effet, le reporting opérationnel s’est naturellement vu positionné dans la chaine de valeur de la fonction finance.


 Depuis il y a le reporting opérationnel, ce mélange de tableaux de bord et d’indicateurs qui permettent aux décideurs de faire des choix en conséquence, d’anticiper des changements de situation et de répondre à des questions propres à leur métier. La fonction finance est alors dans un dialogue de gestion avec ces décideurs, ce afin de leur livrer le reporting le plus adapté à leurs besoins, dans un temps suffisamment court pour décider. Ce dialogue est ce que j’appelle la zone d’échange.
Cet échange est souvent composé de questions des managers opérationnels à destination du contrôle de gestion ; quand les premiers posent ces questions à la fonction finance c’est que le dialogue de gestion est instauré.
Au départ, sans avoir à tomber dans la liste au père Noël, les opérationnels ont des interrogations pratiques, propres à leur activité, souvent issues de problèmes qu’ils ont dû résoudre par le passé et qu’ils ne veulent pas voir se répéter ; citons des exemples comme l’impossibilité de livrer des commandes par manque de livreurs sur la période, un déficit de matière première pour produire à temps ou trop de stocks d’un composant à durée limitée. C’est pour les aider à piloter leur activité que la fonction finance engage le dialogue avec eux, définit avec eux les informations dont ils ont besoin et le niveau de détail associé, construit les tableaux de bord qu’ils sauront lire et utiliser et en dernier ressort leur fait valider le produit fini que l’on appelle reporting opérationnel. Ce n’est donc pas un exercice solitaire du contrôle de gestion ; la fonction finance écoute les opérationnels et les oriente dans la bonne gestion de leur activité.


On a beaucoup parlé de tableau de bord dans cet article ; sa définition pourrait se résumer comme suit : un système de pilotage qui permet d’avoir une vision multidimensionnelle de la performance, grâce à l’utilisation d’indicateurs pertinents. Ce qu’il permet est de savoir dans un premier temps  si on a atteint les objectifs et dans un second temps si tous les moyens nécessaire ont été utilisés.
La question suivante est donc : qu’est-ce qu’un indicateur pertinent ? Trois types d’indicateurs servent le reporting : les indicateurs financiers permettent de mesurer la performance économique de l’entreprise ou d’une de ses composantes. Les indicateurs opérationnels mesurent la performance métier (efficacité, qualité, satisfaction client, engagement des collaborateurs …) de l’entreprise ou de ses entités. Les indicateurs stratégiques permettent de piloter l’avancement du plan stratégique de l’entreprise à travers les axes qui le définissent (comme l’innovation, le développement des compétences et savoir-faire, le taux de pénétration des nouveaux produits lancés sur le marché …). Il y a un rapport de cause à effet induit, une sorte d’influence, entre les indicateurs opérationnels qui lorsqu’ils progressent améliorent de facto les indicateurs financiers, ces derniers étant alors en bout de chaîne. Dans le cas des indicateurs opérationnels, leur pertinence est d’autant plus forte qu’ils sont sous le contrôle et l’influence des managers qui ont la main sur les moyens de leur amélioration ; dans le cas d’organisations plus transverses, basées sur des processus (comme celui de vendre qui va de la conception du produit à sa commercialisation) c’est l’ensemble des managers de la chaîne de valeur du processus qui influent sur l’indicateur. Ces indicateurs opérationnels servent donc à l’analyse des tendances ou à l’alerte sur des dérives dans le but de mieux opérer l’activité. Les experts du pilotage de la performance résument ce principe par le dicton : ‘on ne peut mesurer quelque chose que l’on ne peut gérer’.

Cette question des indicateurs illustre bien le dialogue entre la fonction finance et le métier ; les indicateurs financiers sont améliorés (même si ce n’est pas uniquement de ce fait) par l’amélioration des indicateurs opérationnels. La fonction finance est en charge de ces indicateurs financiers et elle a besoin de sensibiliser les décideurs opérationnels à la bonne gestion économique de l’entreprise. Le reporting opérationnel est alors un bon moyen de formaliser ce dialogue de gestion ; la direction financière prend en charge ce reporting opérationnel, l’intégrant dans le reporting global de l’entreprise, ce qui l’amène à travailler de concert avec le métier pour en définir le pourquoi et le comment.





C’est en cela qu’il est une zone d’échange entre la direction financière et le métier. Les directeurs financiers sont de plus en plus demandeurs de cet échange.


Thierry Biyoghé


mardi 1 octobre 2013

Pourquoi la méthode ABC n'est plus une usine à gaz

On a beaucoup parlé d’ABC et de tout ce qui tourne autour du pilotage par les activités (ABC, ABB, ABM). J’ai moi-même interviewé un expert français, Jean Louis Leignel, précurseur de l’ABC en France, dans ce blog en février 2013 (http://bickley-park.blogspot.fr/2013/02/faciliter-la-prise-de-decision-de.html ) et également un expert américain, Gary Cokins, en juillet 2013 (http://bickley-park.blogspot.fr/2013/07/des-kpis-la-prise-de-decision-lanalyse_12.html ) dans le but à chaque fois d’éclairer ce vocable de ce qui en fait l’essence même : aider à piloter l’entreprise.

L’objet du présent article est de rappeler ce qui a amené à la méthode ABC, à ses perfectionnements et pourquoi ce qu’elle recouvre aujourd’hui est tant d’actualité. En bref il s’agit de dépasser tous les poncifs et clichés qui circulent sur l’ABC car ils sont obsolètes depuis longtemps.


Un peu d’histoire.

Dès l’essor de la phase industrielle dans l’hémisphère nord, les économistes ont cherché à compléter les informations financières fournies par la comptabilité générale avec des éléments de comptabilité analytique plus centrés sur la performance réelle des produits. L’approche initiale consistait à répartir toutes les charges directes (main d’œuvre et matières premières) sur les produits (méthode du direct costing), tout en isolant les charges indirectes liées aux services administratifs. Ce direct costing s’est avéré valable tant que la part des charges indirectes restait faible. Mais avec le développement des services et l’accroissement des charges indirectes, il est apparu que la seule allocation des coûts directs ne reflétait plus une image réaliste de la performance des objets de coûts. Les économistes ont alors commencé à intégrer toutes les charges dans leurs analyses en passant à des méthodes de coûts complets, allouant les charges indirectes en cascade sur des sections de coûts via des clés de répartition, estimées a priori en fonction de l’appréciation de l’impact du coût des objets sur le résultat final (méthode des sections homogènes). Si la méthode des coûts complets par sections homogènes a permis de pallier certaines insuffisances du direct costing (répartition des charges indirectes), elle n’en demeure pas forcément juste. Les clés de répartition sont choisies arbitrairement et ne reflètent pas toujours la réalité du business, augmentant le risque de prendre de mauvaises décisions.

C’est là qu’intervient la méthode ABC. Son but était de limiter ces choix arbitraires et de permettre le pilotage de la performance économique de l’entreprise ; formalisée dès 1988 par Robert Kaplan, professeur à Harvard, et de James Brimson, consultant membre du CAM-I (Consortium for Advanced Management, International), elle a connu un succès rapide (50% de taux de pénétration dans les grandes entreprises américaines en 20 ans) car elle rendait possible des estimations de coûts précises et un pilotage efficace de l’entreprise. 
Comment ? Par un calcul de coûts complets où les activités de la chaîne de valeur consomment les ressources via des inducteurs de coûts, établissant un lien de causalité entre les objets et les tâches nécessaires à la production des objets. En mode ABC, l’analyse ne se fait plus par fonctions mais par activités transverses à l’organisation.





Pour autant, la diffusion de cette méthode ABC a souffert de mises en œuvre complexes et chères, avec un coût de maintenance élevé et des outils pas toujours adaptés, en particulier du fait de la technologie des systèmes d’informations qui ne permettait pas à l’époque de procéder à des calculs en temps réel. Ces écueils ont largement contribué à instaurer une forme de discrédit sur l’ABC dans les entreprises moyennes, en particulier en Europe.


Qu’est ce qui rend ABC si intéressant ?

Cette méthode modélise l’entreprise en tant que processus d’activités produisant des objets et rattache ces coûts indirects et annexes aux activités. Puis, ils sont répercutés sur les objets de coûts (produits, services, clients) selon la quantité de chaque activité consommée. Elle favorise une analyse des coûts claire et précise en mettant à jour des éventuels coûts cachés grâce à une meilleure allocation des coûts indirects. Elle permet de déterminer les produits « poids morts » et de revoir la politique tarifaire de l’entreprise. Elle met en exergue de véritables leviers de pilotage et améliore la prise de décision par des capacités de simulation (au-delà des seuls forecasts et budgets).

Sa force réside dans le fait qu’elle s’articule autour de la création de valeur dans l’entreprise ; le processus de production est décomposé en activités imbriquées et distinctes. Les activités représentent un ensemble de tâches réalisées avec des entrées et des sorties et contribuent à la création d’un objet (produits, services, clients) au sein de l’entreprise. En étant centrée sur la modélisation des processus de l’entreprise et non sur une division des coûts par fonction, l’ABC souligne l’importance de la coordination dans une organisation où chaque maillon apporte une valeur à optimiser. Le modèle ABC préconise donc une analyse en « bottom- up » de la structure des coûts indirects. Il s’agit d’abord de déterminer les objets de coûts à analyser, et de réfléchir ensuite à l’enchainement d’activités qui les conditionnent, l’ensemble constituant la chaîne de valeur de l’objet. Les coûts unitaires par objets déterminés en ABC découlent donc d’une allocation plus juste des coûts indirects basés sur des inducteurs de coûts, et non uniquement sur des clés de répartition arbitraires. En conséquence, la meilleure allocation des coûts indirects et la mise en perspective du coût de revient par objet de coût permet de dégager de véritable leviers de pilotage de la performance : les drivers de coûts. Les dirigeants de l’entreprise gardent à l’esprit la rentabilité de chaque objet de coût et ont à disposition des leviers pour agir sur le coût de revient. Concrètement, ABC aide à pister les produits poids morts, les clients non rentables ou les entités non performantes.


Mais mettre en place ABC passe nécessairement par une phase de management appelée ABM (Activity Based Management).

Une fois le pilote ABC validé et le modèle ABC installé dans l’entreprise, la dernière étape consiste à conduire le changement au sein de l’entreprise en validant les objectifs managériaux avec les dirigeants et les équipes. Le consensus autour de la méthode ABC doit être total car cela implique une réorganisation dans les façons de faire et de penser. Il est primordial de bénéficier d’un sponsor fort, la Direction Générale, pour ensuite recevoir l’acceptation des autres acteurs de l’entreprise autour des résultats mis à jour par ABC.





La méthode ABC a bénéficié d’avancées d’autres théories économiques au fil des années aboutissant à TDABC.

En 1997, Steve Anderson, diplômé d’Harvard et élève de Kaplan, crée le cabinet Acorn System spécialisé dans le conseil aux moyennes entreprises. Conscient des problèmes de mise en œuvre des systèmes ABC, il y voit une niche pour le développement d’un modèle de coûts par activité pilotée par des équations de temps. Acorn System applique cette recette avec succès dans plus de 200 entités. En 2001, Kaplan entre au conseil d’administration d’Acorn System et travaille avec Anderson sur le perfectionnement de sa méthode. En 2007, ils formalisent ensemble la méthode TDABC, qui intègre à la fois les avancées d’Anderson en matière d’équations de temps et le concept de capacité pratique mis à jour par Kaplan et Cooper en 1997.




La méthode TDABC repose sur des inducteurs de capacité généralement exprimés en unités de temps (minutes). Les activités au sein d’un même service sont tout d’abord valorisées en tâche/unité de capacité (un seul inducteur de capacité pour le service) avant d’impacter les charges sur les objets via des inducteurs d’activité. Les estimations de capacité requise sont effectuées empiriquement par les managers et ne sont plus basées sur du déclaratif en provenance des opérationnels, ce qui allège considérablement le travail de collecte de données et rend l’analyse plus scientifique. Le modèle prend enfin en compte la capacité pratique effectivement utilisée pour réaliser les tâches.


TDABC est plus facile à maintenir qu’un ABC classique.

La modélisation des activités en équations de temps rend le modèle facilement adaptable. Il est tout d’abord aisé de changer le paramétrage des données dans les systèmes d’information, non seulement en cas de changement de ressource ou capacité pratique allouée (simple input dans le système), mais aussi en cas de plus forte ou plus faible utilisation des unités de capacité (nouvelles observations consignées par le management). 

Avec ABC, le changement de paramétrage  nécessite de réinterroger les opérationnels sur leur consommation de ressources. La prise en compte d’une seule variable de capacité (généralement le temps) pour TDABC rend facile la centralisation des constats auprès de quelques managers, ce qui est rare en cas d’utilisation d’un système ABC. Il est ensuite facile d’ajouter ou de complexifier une activité dans le système. Le dictionnaire des activités TDABC définit au préalable tous les paramètres possibles des activités et de leurs « extensions ». La complexification d’une activité peut  se faire en rajoutant une ligne à l’équation de temps liée à l’activité. Le coût de changement de paramétrage et de traitement du système d’information en est ainsi fortement allégé.  A l’inverse les systèmes ABC se présentent comme des monolithes difficiles à faire évoluer. Il faut pour déterminer le coût d’une sous-activité et d’un dérivé d’activité créer une nouvelle activité dans le système et la relier à toute la chaîne de ressources depuis la phase 1, ce qui nécessite des temps de préparation, de paramétrage et de traitement d’information très importants. Le nombre de transactions dans le système en est en outre multiplié. Souvent, alors même que les systèmes ABC sont faits pour subir des mises à jour régulières, les entreprises ne procèdent pas aux changements de paramétrage nécessaires au bon pilotage de leurs activités car cela demande de consacrer trop de ressources à cet effort.

TDABC permet un vrai pilotage de la performance puisque les informations produites par le système sont allouées de façon juste et réaliste. Son mode de fonctionnement permet de plus d’étendre ses utilisations à d’autres domaines tels que les simulations, la préparation du budget, la mise en œuvre de programmes d’améliorations, la valorisation d’activité, le benchmarking…


TDABC reste de l’ABC en plus facile à maintenir.

L’évolution des travaux de Kaplan et Anderson pour passer de l’approche ABC à celle de TDABC  a permis de rendre l’ABC/M plus crédible auprès des entreprises qui souhaitent disposer d’un système de pilotage de la performance.

L’ABC classique est pertinent quand l’entreprise gère un nombre réduit de produits, services et clients alors que TDABC permet de gérer des ensembles plus nombreux et plus complexes. Dans les deux cas, l’analyse par activité, la compréhension de la chaine de valeur de l’entreprise et la mise en exergue des leviers de pilotage sont des avantages indiscutables pour prendre des décisions. Moins complexe à mettre en œuvre, TDABC est plus précis, plus facile à maintenir que l’ABC classique. Enfin, l’argument historique propre à la capacité des systèmes d’information à traiter des calculs ABC tend à disparaitre avec l’évolution de la technologie ; c’est d’ailleurs une des raisons qui a permis l’émergence de solutions spécialisées sur ABC et TDABC à côté des modules spécialisés des grands ERP (comme SAP ou Oracle) et des leaders de la Business Intelligence (tel SAS).


En conclusion, la méthode ABC a constitué une véritable révolution ; les raisons qui font qu’un projet ABC (ou TDABC) est toujours complexe ne sont pas liées à la méthode elle-même mais à ses implications managériales. C’est pourquoi l’ABM doit être combiné (voir plus haut) avec l’ABC (ou le TDABC) dès le début.

Un projet ABC n’est plus une usine à gaz dès lors que sa mise en œuvre ne rentre pas dès le début dans un niveau de détail inutile, que le système d’informations est vu dans sa globalité (utiliser ses composants là où ils sont forts) et que le management est responsabilisé (et pas seulement impliqué). La technologie n’est plus un frein ; des éditeurs de niche (comme Acorn System) en ont même fait un atout.


Thierry Biyoghé





Remerciements : cet article n’aurait pas été possible sans le formidable travail de fond réalisé par deux jeunes consultants en management, Faustine Clavier et Victor Muller, en 2012 sous ma responsabilité. Je les en remercie chaleureusement.